Alors que les scientifiques tirent la sonnette d'alarme au sujet du changement climatique depuis des décennies, il est devenu évident que les élites de l'industrie fossile continueront à détruire la planète tant qu'elles ne seront pas renversées par des mouvements de masse. C'est plus facile à dire qu'à faire.
Dans If We Burn: the Mass Protest Decade and the Missing Revolution, (Si nous brûlons - La décennie des protestations de masse et la révolution manquée), Vincent Bevins se penche sur la vague de grandes mobilisations populaires qui a déferlé sur le monde au cours des années 2010. En interrogeant des activistes et des organisations du Brésil à l'Égypte en passant par l'Ukraine, il livre des perspectives inestimables sur la manière dont les gens se battent pour un monde meilleur - et finissent parfois, malheureusement, par se retrouver dans un monde encore pire.
La combinaison d'entretiens bien menés et d'une narration habile rend ce livre extrêmement captivant : les rebondissements des moments quasi-révolutionnaires de la place Tahrir, du parc Gezi et de Hong Kong pourraient rivaliser avec n'importe quel thriller. Dans le même temps, le portrait réfléchi que fait Bevins des voix et des luttes des activistes suscite un profond sentiment d'appartenance à une même lutte humaine. En tant qu'Écossais plutôt sédentaire, j'ai rarement ressenti un tel sentiment de connexion, à la limite de la parenté, avec des alliés mondiaux qu'en lisant ce livre.
Le fait que l'analyse de Bevins soit tout aussi captivante que son récit témoigne de son talent. Synthétisant des entretiens menés avec 250 activistes et organisations, et s'appuyant également sur de nombreux théoricien᛫ne᛫s du mouvement, sa thèse principale est qu'une tendance mondiale à l' « horizontalisme » (une méfiance à l'égard de la représentation, des dirigeant᛫e᛫s, des hiérarchies, voire des structures) a permis aux mouvements sociaux de se développer rapidement, mais au risque majeur de voir leurs engagements être facilement récupérés.
L'une des nombreuses choses que j'ai trouvées intéressantes dans le récit de Bevins, c'est qu'il ne mentionne quasiment pas les mobilisations climatiques de 2018-19, qui étaient essentiellement européennes et américaines. Il invoque de bonnes raisons pour cela (la plus simple étant qu'il s'intéresse aux mouvements qui prennent de l'ampleur au point de menacer et/ou de renverser des gouvernements). D'autre part, il paraît important d'examiner comment les leçons de If We Burn s'appliquent aux mouvements écologistes en général et à Extinction Rebellion en particulier, notamment dans le contexte d'une mobilisation croissante autour de la Palestine.
J'ai interrogé Vincent pour savoir ce qu'Extinction Rebellion et d'autres activistes climatiques pouvaient retenir de ses conclusions.
Vous pouvez écouter notre conversation en podcast ici.
Cet entretien a été édité pour des questions de longueur et de clarté
Douglas Rogers (D)
Alors, votre livre s'intitule If We Burn: the Mass Protest Decade and the Missing Revolution, (Si nous brûlons - La décennie des protestations de masse et la révolution manquée). Pourriez-vous me dire de quoi il retourne ?
Vincent Bevins (V)
Oui, le livre se veut être une histoire du monde de 2010 à 2020. Bien sûr, il n'est pas possible de raconter toute l'histoire du monde sur une période de dix ans. Donc, comme tout ouvrage historique, des choix sont faits quant à ce qu'il convient d'inclure et d'exclure, et l'accent est mis sur un ensemble de préoccupations.
Ce travail historique est construit à partir d'interviews, comme si l'événement le plus important de cette décennie était les manifestations qui ont pris une telle ampleur qu'elles ont fondamentalement déstabilisé, voire renversé, un gouvernement en place. Et ce récit, cette histoire s'articule autour d'une question troublante : comment se fait-il que tant de ces mouvements de protestation collective, de ces manifestations de masse des années 2010, aient a priori abouti à l'inverse de ce qu'ils réclamaient ?
D
Vous avez réalisé une douzaine d'études de cas portant sur des moments précis où les manifestations ont pris une telle ampleur qu'elles ont menacé le pouvoir en place. Pouvez-vous nous décrire l'une d'entre elles pour nous donner un avant-goût ?
V
Le cas qui occupe la plus grande place dans le livre, en partie parce que je l'ai vécu, aussi parce que je pense qu'il faut plus de temps pour le démêler, et pour que les conséquences deviennent claires, est le cas brésilien. Très brièvement :
En juin 2013, un groupe appelé Movimento Passe Livre (MPL, Mouvement pour la liberté tarifaire) a commencé à organiser une série de manifestations contre une hausse des tarifs à Sao Paulo, la plus grande ville d'Amérique du Sud – et ce depuis huit ans. Mais ce qui s'est passé le 13 juin 2013, c'est que la presse et la classe dirigeante du Brésil se sont lassées de ces manifestations tapageuses, préfiguratrices et hautement perturbatrices. Les médias ont réclamé la répression policière.
La répression a commencé. Et cette répression n'a pas seulement touché les gauchistes traditionnels, les anarchistes et les punks qui ont joué un rôle central dans la création du mouvement, elle a aussi touché des gens comme moi. Elle a touché les journalistes des grands médias. Elle a touché des « civils innocents », le genre de personnes contre lesquelles la violence choque les grands médias et le monde politique brésilien.
Très rapidement, les grands médias qui avaient appelé à la répression des manifestations de juin 2013 ont changé de position et ont commencé à saluer les protestations. Mais ils ne pouvaient évidemment pas les encenser pour les vraies raisons : leurs arguments ou leurs louanges ne pouvaient pas restituer le discours du MPL puisque le groupe prônait une action énergique et directe, dans le but de démarchandiser l'ensemble des transports en commun brésiliens. Un projet que ne partageaient pas du tout les principaux médias brésiliens partageaient. Aussi, lorsqu'ils sont passés de « nous devons réprimer ces punks et ces anarchistes et les faire disparaître des rues » à « il s'agit d'un grand soulèvement patriotique et de la défense du droit à se révolter pour défendre quelque chose », ils ont donné leurs propres raisons justifiant pourquoi il était possible de faire l'éloge de ce soulèvement.
Au cours des jours suivants, des dizaines, puis des centaines de milliers de Brésilien᛫ne᛫s se sont rassemblés dans les rues, se ralliant ainsi à la première série de manifestations organisées par le MPL. Et cela a été vécu par beaucoup de gens, d'organisateurs initiaux, de sympathisants du MPL, et même, je pense, par moi, comme un moment de victoire euphorique. Comme si « Oh mon Dieu, ça y est c'est arrivé. Les gens se soulèvent enfin pour défendre de meilleurs services publics et s'opposer aux violences policières. »
Mais il apparaît évident que les gens qui se précipitent dans les rues ne le font pas nécessairement derrière et avec le MPL, mais plutôt dans la foulée ; et cette distinction revêt une grande importance tout au long de la décennie des protestations de masse. Et c'est ainsi que les gens descendent dans la rue avec de nouvelles idées sur ce dont il s'agit. Ils ont des orientations politiques différentes de celles des organisateurs initiaux, et le MPL ne croit pas seulement en la nécessité de mener la révolte populaire (il estimait que son rôle était de la déclencher puis de quitter la scène) : même leurs tentatives de maintenir l'attention sur l'objectif initial, qui était de renverser l'augmentation des tarifs des bus, et de rester concentrés sur les transports publics. Ces préoccupations sont balayées par la vague d'humanité qui déferle dans les rues.
Après la répression... il se passe beaucoup plus de choses. En 2 mots : dans les semaines qui ont suivi la répression, on a vu arriver des nouvelles têtes - dont certaines sont aujourd'hui identifiées comme les précurseurs d'une droite radicale au Brésil – je les appelle parfois proto-Bolsonaristes, car ce sont des gens qui finissent par devenir les militants de base du mouvement d'extrême droite qui soutient Jair Bolsonaro. Donc, ces nouveaux arrivants entrent d'abord en conflit verbal puis physique avec les membres d'origine et finissent par exclure de nombreuses personnes de gauche hors des rues.
Et dans cette étrange effervescence, sorte de cocotte-minute d'une révolte de masse non planifiée, d'autres mouvements naissent, dont un groupe de jeunes libertaires, activistes du libre marché, financé par des think tanks aux États-Unis ou formé par les frères Koch. Ce groupe reconnaît, à juste titre d'après moi, que les mouvements de rue doivent être contestés et ils prétendent être ce que le MPL est réellement. Ils font semblant d'être un mouvement de jeunesse autonome, sans leader, coordonné numériquement et idéaliste, et ils créent même un nom qui est une copie intentionnelle du MPL, ils créent le MBL, le Movimento Brasil Livre plutôt que le MPL. Et ce groupe, au fil des années qui suivent, joue un rôle beaucoup plus important que le MPL dans la détermination des résultats politiques au Brésil. Ils mènent un nouveau mouvement de protestation pour évincer la présidente de gauche Dilma Rousseff, élue démocratiquement, puis ils font campagne pour Jair Bolsonaro en 2018 et entrent au gouvernement avec lui en 2019.
Ce fut en tout cas mon expérience personnelle dans ce processus étrange qui vît les choses empirer de pire en pire au Brésil, au fil des années, entre 2013 et 2019 . C'est comme si au début, après la répression du 13 juin que j'ai vécue personnellement, le peuple brésilien demandait une chose –et qu'au final, 5 ou 6 ans plus tard, il a obtenu exactement le contraire. Je ne pense pas que les manifestations aient directement causé ce renversement. Mais elle ont certainement libéré certaines forces qui sont devenues des éléments importants de ce renversement.
Le cas brésilien est donc, comme je l'ai dit, le plus long parce que je l'ai vécu et je pensais, j'espérais que j'étais le mieux placé pour fournir un récit proche et intime d'un phénomène où le diable se cache vraiment dans les détails et où, comme pour beaucoup de mouvements de protestation de masse que j'ai décrits dans ce livre, les choses changent vraiment d'un moment à l'autre, et ensuite d'une semaine à l'autre. Une grande partie de ces changements est estompé ou aplani par l'analyse rétrospective qui tente de dire « oh, il s'agit de tel événement, de telle condition sociale ou de telle revendication ». Dans le cas du Brésil, j'ai étalé l'analyse sur l'ensemble du livre afin que nous puissions vraiment suivre l'évolution des choses au jour le jour et d'une année à l'autre.
D
Pour revenir sur ce que vous disiez à propos de cet arc dans votre livre: vous partez de l'exemple brésilien et de la douzaine d'autres exemples pour extrapoler une sorte de modèle général que vous identifiez comme étant notablement global, avec des caractéristiques et des résultats communs. Pourriez-vous nous décrire ce modèle?
V
Oui. Tous les cas que j'ai choisi d'analyser, comme je l'ai dit, décrivent un mouvement de protestation qui prend une telle ampleur qu'il renverse ou déstabilise fondamentalement un gouvernement existant. Ces 10 à 13 cas que j'étudie partagent donc de nombreuses caractéristiques pour deux raisons (peut-être trois, voyons ce qu'il en est).
D'une part, il y a une reproduction intentionnelle des stratégies, de sorte qu'une grande partie de ce qui se passe dans les années 2010 peut être considéré comme une réponse au succès manifeste de l'occupation de la place Tahrir au début de l'année 2011. Ainsi, après la place Tahrir, de nombreux autres mouvements à travers le monde se sont inspirés de ce qui s'est passé en Égypte et ont reproduit à l'identique la même méthode.
Mais je pense aussi qu'il y avait des conditions idéologiques et matérielles globales qui ont facilité un certain type d'action par rapport aux alternatives historiques, rendant un certain type de réponse à l'injustice à la fois accessible et tactiquement et moralement acceptable. Une façon de résumer le phénomène que nous analysons ici est de dire que dans les années 2010, une certaine réponse à l'injustice ou à l'injustice perçue devient prépondérante, apparaissant même souvent comme la façon unique ou la plus naturelle de répondre aux abus du gouvernement, de répondre aux élites lorsqu'elles abusent de leur pouvoir, en abusant des citoyens. Il s'agit de la protestation de masse apparemment spontanée, sans leader, coordonnée numériquement et organisée horizontalement sur les places publiques ou dans les espaces publics.
L'une des choses que je veux faire dans ce livre est de montrer que chacun des ingrédients de cette stratégie a une origine. Ils ont tous une sorte de narration historique, idéologique et matérielle que nous pouvons retracer et j'essaie de le faire très rapidement ; mais plus important que l'endroit où je les situe, la genèse de chacun d'entre eux, c'est de montrer qu'ils viennent tous de quelque part : ce n'était pas la seule façon de répondre à l'injustice, historiquement il y en a eu d'autre. Et comme chaque méthode, elle a ses forces et ses faiblesses.
Tous ces éléments ont pu être présents dans certains cas plus ou moins que dans d'autres. Dans certains cas, par exemple au Brésil, le Movimento Passe Livre était explicitement - et maintenant beaucoup de ses membres diraient dogmatiquement - horizontaliste. Il a inscrit dans sa charte fondatrice qu'il s'agissait d'un groupe horizontal et autonome. Dans d'autres cas, il s'agit de quelque chose qui est apparu organiquement, sans être une composante intentionnelle et idéologique des organisateurs. Mais c'est cet ensemble de mesures qui, selon moi, a connu un succès incroyable dans les années 2010 pour faire descendre les gens dans la rue, pour déstabiliser ou renverser les gouvernements existants et pour créer des opportunités. Mais dans de très nombreux cas, au moins historiquement, au cours de cette décennie, cette stratégie ne semble pas avoir été capable de tirer profit des opportunités qui se sont présentées.
D
Alors oui, j'ai adoré votre livre, j'ai adoré la trame de l'ouvrage. Et j'ai trouvé à la fois rafraîchissant et interpellant que dans un livre dont le titre décrit des manifestations de masse dans les années 2010, la rébellion contre l'extinction (XR) ne soit pas mentionnée du tout.
Quelle est votre relation avec XR ? Nous ne sommes bien sur pas des révolutionnaires comme ceux du Brésil - je pense même qu'au sein de la gauche mondiale du Nord, nous occupons une position parfois assez équivoque - et j'aimerais donc savoir comment vous voyez XR.
V
En 2019, je voyais XR comme un mouvement écologique radical visant à utiliser la déstabilisation pour promouvoir un avenir plus vert. C'était ma compréhension à l'époque, et il n'y a pas grand-chose qui a changé. Si j'en ai appris un peu plus à ce sujet, c'est parce que les gens m'ont parlé d'approches idéologiques et tactiques particulières, mais l'image générale que j'avais à l'époque, c'est que « oh oui, c'est un groupe radical qui revendique des pratiques moins destructrices dans l'économie mondiale ». Je ne me suis donc pas plus penché sur la question, mais ma première réaction a été une sympathie par défaut.
D
OK, donc, depuis lors, il ne vous a pas paru très important, stratégiquement ou conceptuellement.
V
Lorsque j'écris un livre comme celui-ci, je passe beaucoup de temps à essayer de comprendre, de lire tout ce qui a été écrit sur les mouvements que j'analyse de près et de reconstruire l'histoire que je veux raconter sur les 10 à 13 cas que je vais inclure, et je passe tellement de temps à le faire que je finis par essayer de ne pas parler à tort et à travers des mouvements dont je ne sais rien, ou très peu en comparaison. Je n'ai pas fait une analyse aussi approfondie de XR comme je l'ai fait pour les autres mouvements.
D
OK, chouette, un public non averti : je voudrais vous soumettre quelques principes et voir ce que vous en pensez ! Parce que depuis sa conception, je pense que l'une des choses intéressantes avec XR est qu'il s'agit d'un mouvement plutôt « conçu », contrairement à certains de vos exemples plus spontanés... il s'agit d'un projet de quelques intellos qui ont identifié des problèmes existants et qui, du moins je l'espère, ont des solutions.
Premier exemple, et probablement l'un des plus importants : XR a été très inspiré par Occupy qui s'est déroulé précedemment à Londres, et il y a eu des efforts explicites pour intégrer certaines des leçons, des lacunes et des forces qui ont été rencontrées là-bas. L'une des questions principales est celle des modèles d'organisation et de l'horizontalisme/horizontalité par rapport à d'autres éléments. Et je pense qu'il y avait encore beaucoup de scepticisme ambiant - qui existe encore toujours d'après moi - à l'égard de la verticalité, donc la tentative était d'intégrer les deux dans une solution mixte - qui n'a pas été inventée par XR, mais existait déja sous le nom d'holacratie, ou de sociocracie. Avez-vous déjà rencontré l'un ou l'autre de ces concepts ou, plus généralement, ce type d'effort pour développer un modèle d'organisation hybride, entre le vertical et l'horizontal ?
V
Oui, j'ai entendu les mots sociocratie et je connais bien sûr les nombreuses tentatives de synthétiser ou de dépasser la contradiction entre la verticalité et l'horizontalité. Mais oui, pourquoi ne pas expliquer ce que cela a signifié pour XR.
D
Eh bien, cela dépend à qui vous demandez... par exemple, [au Royaume-Uni], c'était assez contesté, et la mise en œuvre était désordonnée. Ce n'est pas surprenant, vous savez, nous pouvons tous comprendre que ces mouvements sont intrinsèquement désordonnés. Nous nous sommes donc développés très rapidement à la manière d'un mouvement horizontaliste spontané : nous avons pu nous développer et être agiles, tout en conservant - pendant un certain temps - les avantages d'une coordination et d'une cohésion. Les limites de ce modèle ont été atteintes vers le milieu de l'année 2019 : les tensions entre ces modèles d'organisation et le problème que vous avez identifié à plusieurs reprises dans votre livre, à savoir que de nombreuses personnes rejoignent notre mouvement avec une idée très personnelle de ce à quoi elles pensent adhérer…
V
Oui, je comprends.
D
Et donc, oui. Je pense que nous avons rencontré des difficultés décisives dans la mise en œuvre de ce modèle, qui ont ensuite été résolues au cours des trois dernières années, et il est possible que la sociocratie fonctionne encore bien maintenant, bien qu'il y ait des problèmes avec... Oui, c'est une longue histoire. Mais donc : avez-vous confiance dans le fonctionnement de ces modèles ? Dans la mesure où il s'agit d'un thème récurrent dans votre livre, je pense qu'une façon de lire la thèse de votre livre est de dire que nous devons « faire du léninisme ». Pour résumer, vous faites une sorte de riposte au consensus horizontaliste.
V
Bon, la méthode du livre est interprétative : Je parle à 250 personnes dans 12 pays. Il serait profondément injuste pour eux, et malhonnête pour le lecteur, que je dise : « Voici les réponses que je pense être les bonnes. Voici le genre de choses que j'attends de vous ». Il s'agit d'ortho-journalisme, et j'essaie donc de résumer au mieux les réponses les plus courantes.
Bon, la réponse la plus fréquente est probablement : « nous étions trop décentralisés ». C'est le cas à gauche comme à droite. C'est également le cas chez de très nombreuses personnes qui rejetteraient la grande majorité de ce qu'est le léninisme entre guillemets. Cela inclut les personnes qui sont à la droite du centre : dans le livre, je choisis tous les types de mouvements, idéologiquement, ils se situent sur tout le spectre. Mais encore une fois, je ne pense pas que les personnes que j'ai interrogées parviennent à la conclusion qu'il existe un degré parfait de centralisation ou de décentralisation. Je pense que ce qui ressort, c'est qu'il existe diverses formes d'organisation disponibles pour différents mouvements et à différents moments de l'histoire, dans différents lieux géographiques à travers le monde, et que le fétichisme de la centralisation maximale ou de la décentralisation maximale, ou de toute forme particulière de mouvement, peut nous détourner du choix de ce qui s'avère être le plus adapté au défi à relever. Et comme les lecteurs de ce livre viennent, je l'espère, de lieux géographiques très, très différents et que les défis qui se posent à eux sont très différents, je pense que c'est au lecteur de décider ce qu'il en retient.
J'ai donc eu la satisfaction de voir des personnes de différents pays dire « Oh, cela me rappelle ce que j'ai vécu dans mon mouvement ». J'ai également été ravi de constater que les gens se posent des questions différentes et tirent des conclusions différentes à propos de ma conclusion.
Ainsi, un paragraphe du livre a attiré l'attention et a été reproduit dans l'extrait du Guardian et dans la revue de presse : Tout le monde n'a pas changé d'avis. Mais tous ceux qui ont changé d'avis sont allés dans la même direction. Tout le monde s'est rapproché de l'approche organisationnelle léniniste, entre guillemets. Mais immédiatement après, ce que je dis, c'est que initialement, ces pratiques se sont constituées en opposition au léninisme, qu'elles sont apparues comme une réponse au léninisme, un rejet de Lénine. Et tout cela est lié au contexte historique.
Tout ceci est donc historiquement contingent : l'idée que toutes ces choses vont ensemble de ce côté du spectre et qu'à l'autre extrémité du spectre se trouve quelque chose comme, entre guillemets, le léninisme. Tout cela est historiquement contingent et il n'y a aucune raison pour que ce spectre existe sous cette forme.
D
Une chose que vous avez mentionnée et que je trouve particulièrement frappante est, oui, la réaction à votre livre comme étant presque son propre sujet d'intérêt. J'en ai discuté avec de nombreux amis et je trouve intriguant de constater à quel point je suis souvent confronté à ce type d'attachement émotionnel à la forme que vous avez décrite. Vous attribuez principalement la montée de l'horizontalité à l'échec de l'Union soviétique et aux idées connexes du 20e siècle en Occident. Je suis curieux de savoir si vous avez d'autres idées pour expliquer cette situation. Parce que ce n'est pas seulement une question de personnes âgées qui ont été désillusionnées lors de la chute du mur de Berlin ou autre. Plus une personne est jeune, je pense, plus elle est susceptible de continuer à pencher vers l'horizontalisme, même après l'histoire réelle des années 2010 et des interprétations comme les vôtres. Avez-vous d'autres idées sur les raisons pour lesquelles ce type d'état d'esprit est toujours aussi séduisant ?
V
Vous dites donc qu'il y a un sentiment émotionnel ou un attachement émotionnel à la forme que j'ai décrite, n'est-ce pas ?
D
Il me semble que cela va plus loin que la simple histoire d'un projet qui a échoué.
V
Je dirai donc que si je n'avais pas vécu au Brésil et si je n'avais pas interrogé toutes ces personnes qui ont vécu ces éruptions dans leurs pays respectifs, je serais probablement plus enclin à trouver une sorte de synthèse théorique très élégante qui permette d'incorporer tout, plutôt que d'arriver à une série de conclusions, dans certains cas un peu sensibles, espérons-le, mais peut-être un peu rudimentaires. Car les personnes que j'ai rencontrées dans le monde entier ont vu ce qu'il y a de l'autre côté d'un succès apparent.
Certaines des personnes qui ont vécu l'autre côté de cette apparente victoire initiale sont beaucoup plus sévères à l'égard de l'horizontalisme que je ne le suis dans la conclusion. Ils sont souvent très en colère lorsque le mot est prononcé. Un interlocuteur important que je n'ai même pas cité parce que je pensais que ce serait un peu trop dur a dit : « J'en suis arrivé à la conclusion que l'horizontalisme est mauvais ».
Mais d'accord, vous demandez s'il y a quelque chose de plus que l'échec de l'Union soviétique ? Absolument, je pense que vous avez raison. Je pense qu'il y a un certain nombre de choses, et j'espère qu'elles deviendront toutes claires à la fin du livre, mais certaines d'entre elles sont présentées au début et d'autres ne sont évoquées qu'à la fin.
Je pense que oui, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, en Europe occidentale et surtout aux États-Unis, toute forme d'association avec l'Union soviétique, à la suite non seulement du maccarthysme mais aussi de Hongrie 1956, est devenue quelque chose que beaucoup, beaucoup de penseurs et d'activistes voulaient éviter, pour des raisons idéologiques et matérielles ; comme si votre carrière, votre vie pouvait être détruite si vous étiez associé à la doctrine marxiste-léniniste officielle. Mais aussi en 1958, ce modèle avait quelque chose de périmé, de peu inspirant, de peu impressionnant dans ce qui se passait en Union soviétique. C'est donc tout à fait vrai. Puis, de 1989 à 1991, la situation s'est effondrée. Cela semble être une bonne preuve pour les gens qui étaient déjà enclins à croire que ce modèle était discrédité, que rien ne valait la peine d'être sauvé. Et qu'il fallait tout renverser, comme s'il y avait une sorte d'inversion simple et non dialectique, non pas chez tout le monde, mais chez certaines personnes qui se disaient, OK, faisons exactement le contraire de ce qu'ils ont fait, et ça va marcher.
Mais il y a aussi des forces matérielles réelles qui finissent par constituer une configuration particulière de la société néolibérale mondiale, dans ce même moment idéologique de la fin de l'histoire, entre guillemets, que l'on peut situer entre 1990 et peut-être 2011, qu'il s'agisse d'Occupy ou de la place Tahrir.
À cette même époque idéologique, nous sommes également plus individualisés que jamais ; nous sommes séparés de tout type d'action collective avec d'autres êtres humains, nous sommes séparés des organisations, et pas seulement des organisations formelles, vous savez, des organisations capitales, nous sommes souvent physiquement seuls. Il y a l'illusion d'une connexion, parce que nous regardons tous les posts des autres tout le temps. Mais en réalité, nous sommes assis seuls et nous nous contentons de répondre à ce que nous voyons sur les écrans, nous sommes interpellés par la société en tant qu'individus. C'est un point qui revient souvent dans la littérature sur Bolsonaro et Rodrigo Nunes est un interlocuteur majeur dans le livre. Il parle de l'idée du « néolibéralisme par le bas », de la manière dont le sujet bolsonariste classique se considère - en grande partie lui-même - comme une entreprise individuelle, comme un entrepreneur, ou comme une « entreprise unique » plutôt que comme un membre d'une communauté donnée.
Je pense donc que toutes ces choses, ces facteurs idéologiques et matériels, ainsi que la décimation concrète des organisations qui auraient été les véritables protagonistes des soulèvements sociaux au 20e siècle. Les partis, les syndicats, les mouvements sociaux, même les organisations communautaires, les organisations civiles, vous savez, les quartiers, toutes ces choses qui auraient été les protagonistes naturels au 20ème siècle.
Tout cela revient à ce que j'ai décrit au début. C'est-à-dire qu'une réponse particulière à l'injustice est la plus disponible. C'est celle qui semble possible et prête à l'emploi lorsque quelque chose d'horrible se produit, et ce n'est pas seulement « Oh, j'ai lu que l'histoire, vous savez, que l'Union soviétique était mauvaise et qu'elle n'a pas fonctionné de toute façon, donc nous devrions faire le contraire », mais aussi que je me considère en tant qu'individu. Je crois que, comme tout le monde, je devrais être le chef de tout et je, vous savez, je ne me suis jamais vraiment engagé dans une action collective, sauf peut-être sur le terrain de football, quand j'étais plus jeune, où nous devions tous mettre en œuvre la stratégie élaborée par l'entraîneur. Je pense donc que tout cela a fait de ce projet, comme je l'ai dit, l'option la plus facile - elle semblait être l'option la plus facile disponible.
D
Oui, je vous ai entendu parler ailleurs d'individualisation et de ce genre d'angle de subjectivité. Je me souviens d'un moment dans le livre qui mentionne brièvement l'histoire du maire [de Sao Paolo] Haddad qui parle de « pizza parties marxistes »... et c'est un tout petit détail, et je pense qu'il est facilement négligé face à tous les sujets et mouvements historiques que vous traitez, mais pour une raison ou une autre, il m'a marqué. Oui, ces espaces, comme vous le dites, nous n'occupons plus les mêmes espaces physiques. Et oui, la direction générale de la société semble se prêter à certaines formes politiques.
Si nous pouvons zoomer un peu pour examiner la tactique par opposition à la stratégie, vous parlez de la protestation comme d'une sorte d'action fondamentalement communicative. C'est quelque chose que je comprends très bien. J'ai fait partie de l'équipe de presse de XR UK pendant un certain temps, et nous nous asseyions souvent avant que des actions soient planifiées, ou pendant, et nous nous demandions « quelle couverture cela va-t-il avoir » - et ensuite, ce qui est crucial, tout le monde se demandait toujours : « Oh, cette action a-t-elle réussi ? Regardez les gros titres. Y en a-t-il assez ou pas ? Si ce modèle n'est pas suffisant, ce que je suppose, quels critères suggéreriez-vous pour mesurer l'impact d'une action plutôt que sa couverture ?
V
Non, je pense que c'est suffisant quand on parle de protestation. Ainsi, le phénomène étrange autour duquel mon livre est construit est ce qui se passe lorsqu'une protestation cesse d'être une protestation. Ce qui se passe lorsque l'on passe du quantitatif au qualitatif, comme si une augmentation quantitative entraînait une transformation qualitative du phénomène. Le fait que la protestation soit une action de communication ne pose donc aucun problème. En fait, c'est une bonne chose. Je pense qu'il est bon d'en être conscient lorsque l'on évalue les meilleures stratégies, que l'on évalue à qui l'on essaie de communiquer, comment on veut communiquer, la force avec laquelle on veut que le message soit transmis, etc.
Ce qui arrive souvent dans le livre, c'est qu'il y a une manifestation à laquelle tant de gens se joignent que cela devient une situation révolutionnaire. Et à ce moment-là... il n'y a parfois plus personne avec qui communiquer. Je veux dire qu'il s'agit d'un moment étrange dans certains cas du livre, où les protestations ont continué à agir comme une protestation alors qu'il n'y avait plus personne pour protester. Le gouvernement était parti, il avait sauté dans un avion. Et vous savez, le dictateur avait fui le pays.
Il y avait une véritable vacance du pouvoir, et pourtant cette action communicative s'est poursuivie parce que c'était ce que les gens savaient faire, et qu'il n'y avait pas eu de plan pour mettre en place un comité révolutionnaire ou une réunion des organisations de la société civile pour planifier une transition. Et je ne leur reproche pas de ne pas l'avoir prévu, car personne n'avait prévu l'ampleur de l'explosion. À ce moment-là, je pense qu'il faut quelque chose de différent.
D
C'est intéressant. Si je peux me risquer à mettre ce contexte essentiellement révolutionnaire en dialogue avec ce à quoi je suis plus habitué, c'est-à-dire les débats du mouvement climatique mondial du nord sur ce que nous allons faire la semaine prochaine, ce que vaut ce que nous venons de faire... Je pense que notre tactique principale en ce moment, en tant que mouvement climatique en général, est la sorte d' "attaque artistique" - la tactique de la soupe sur un tableau. Je me réjouis de l'incongruité de ce que j'ai entendu dire : « oh, eh bien, nous n'avons pas renversé le régime », etc. Mais je pense qu'il y a une sorte de tension productive, car le contexte est tellement différent.
Nous ne parlons pas, je veux dire - et je suis conscient que ces choses peuvent vous surprendre, mais - vous savez, le niveau tactique quotidien, hebdomadaire, le niveau stratégique sur lequel nous opérons est cette question de savoir comment nous pouvons obtenir une couverture maximale. Ces actions médiatiques sont souvent le modèle et la discussion porte souvent sur la question de savoir s'il faut faire ce que j'ai demandé. Donc, oui, juste dans le contexte du Nord global. Vous savez, c'est un exemple d'action collective. C'est une tactique. Nous avons essayé d'autres formes, mais celle-ci a émergé sur le devant de la scène, en partie parce qu'elle est très médiatisée. De manière générale, que pensez-vous des attaques contre les œuvres d'art, de la soupe sur les tableaux ?
V
Je vais vous donner une longue réponse. Comment l'évaluer ? C'est vrai. Dans une interview accordée à Jewish currents, avec Alex Press, nous sommes arrivés à la conclusion suivante : si quelqu'un au pouvoir fait quelque chose et que vous voulez qu'il arrête, il ne suffit pas de sensibiliser, d'avoir raison, de prouver au monde que ce qu'il fait est mauvais. Si des personnes au pouvoir font quelque chose et que vous voulez qu'elles arrêtent, vous devez soit leur retirer leur pouvoir, soit faire en sorte qu'il soit dans leur intérêt de changer. De changer leurs actions, n'est-ce pas ?
Ainsi, à court terme, je pense - peut-être n'êtes-vous pas d'accord, peut-être les membres de votre mouvement ne sont-ils pas d'accord - mais au moins à court terme, je pense que les États seront au centre de la transition de l'économie mondiale vers un modèle moins destructeur ou non. C'est l'ensemble des États existants qui constitue le système mondial. Il est là, qu'on le veuille ou non, et je pense qu'il sera là dans les moments cruciaux d'une éventuelle transition ou non-transition vers une économie moins destructrice.
Ainsi, vous savez, sensibiliser, prouver que quelque chose est mauvais, prouver qu'une autre option est possible peuvent tous être des ingrédients importants dans une recette qui soit retire le pouvoir à des individus spécifiques, soit fait en sorte qu'il soit dans leur intérêt de changer. Je pense que certains éléments de la gauche anglophone s'en détournent, ce qui est beaucoup moins courant en Amérique du Sud, par exemple : l'idée que changer le comportement d'un politicien est une perte, que si vous pouvez prendre un ensemble existant d'acteurs étatiques et exercer une pression suffisante sur eux pour qu'ils se rallient à certaines de vos demandes, que récolter cette victoire et repartir avec ces victoires est en quelque sorte une défaite. Je pense qu'il s'agit d'une sorte de vestigialité, et j'ai grandi avec cette idée : près de la « fin de l'histoire » aux États-Unis, comme si le fait de se soucier de l'État existant ou d'interagir avec lui revenait à affaiblir ou à compromettre votre mouvement. Mais historiquement, si vous pouvez forcer les gens au pouvoir à changer leurs actions parce que vous avez fait pression sur eux depuis la base, c'est une victoire et il n'y a aucune raison pour que vous vous suicidiez immédiatement après avoir obtenu une victoire.
Donc, la soupe sur les tableaux - cela dépend vraiment de la façon dont cela est perçu. Il semble que le message transmis à la société soit qu'il y a un petit groupe de jeunes qui souhaitent vraiment, vraiment s'arrêter et réfléchir à ce qui arrive à la planète et qui veulent vraiment que vous considériez un changement par rapport à un modèle vraiment destructeur. Je peux voir comment cela pourrait faire partie d'un ensemble plus large de pratiques et d'orientations stratégiques qui impliqueraient davantage de personnes dans le mouvement ou qui inciteraient les politiciens à prêter attention. Ou qui rendraient d'autres solutions plus envisageables à l'avenir. Je peux aussi comprendre que cela puisse agacer certaines personnes, car il se peut que vous n'ayez pas besoin d'être de leur côté, car vous ne les ferez jamais changer d'avis, mais je me moque d'agacer des gens par rapport à la destruction de la planète. Quand agacer quelqu'un est efficace – et parfois, agacer les gens est incroyablement efficace – parfois, être vraiment irritant envers les élites existantes est la manière d'obtenir des concessions de leur part et d'autres fois... donc c'est une longue réponse alors que ce que je dis, c'est que cela dépend si cela fonctionne. Il n'existe pas de forme tactique ontologiquement progressive. Il n'y a rien que vous puissiez faire dans n'importe quelle circonstance qui soit toujours bon, et il n'y a rien que vous puissiez faire dans n'importe quelle circonstance qui soit toujours mauvais. Cela dépend de sa relation avec une orientation stratégique plus large ou avec un projet plus vaste, que ce soit pour retirer le pouvoir de quelqu'un ou pour lui donner un intérêt à changer ses actions.
D
En parlant des systèmes mondiaux, le mouvement pour la Palestine a récemment pris de l'ampleur. J'ai d'ailleurs été impliqué dans l'organisation d'un camp à Édimbourg. Donc oui, tout cela se passe. Penses-tu que ce que tu observes suggère que certaines leçons ont été tirées de la décennie que tu couvres ?
V
Oui. Voici donc la longue réponse une fois de plus. Au cours des six derniers mois – et pour être clair, j'ai assisté et soutenu les manifestations pro-Palestine – pendant la majeure partie des six derniers mois, j'ai dit qu'elles semblaient largement pré-2010 et post-2010. Pré-2010 dans le sens où elles me rappelaient beaucoup 2003, lorsque j'ai protesté contre la guerre en Irak. Dans le sens où un message très clair a été transmis aux élites, ce message a été reçu et ignoré. Les manifestations restent des actions communicatives, des actions communicatives plutôt efficaces. En 2003, George Bush et Tony Blair ont reçu le message et ont choisi de l'ignorer ; cette fois, Biden et Netanyahu ont choisi de l'ignorer.
D'une certaine manière, je disais qu'elles étaient post-2010 parce qu'elles semblaient moins préoccupées par l'élévation de la spontanéité et de l'horizontalité que de nombreuses manifestations des années 2010. Elles en sont arrivées à certaines des mêmes conclusions que certains des interlocuteurs de mon livre. Par exemple, l'une des actions communicatives les plus impressionnantes et les plus efficaces, je pense, du début du mouvement anti-guerre a été l'action de Jewish Voices for Peace à la gare Grand Central. Je ne sais pas combien de personnes, des centaines, des milliers de personnes, étaient présentes, et elles portaient toutes des T-shirts qui disaient « Juifs pour un cessez-le-feu ».
C'est comme si, si vous voulez faire une lecture attentive de ce que cela signifie, c'est un rejet de la spontanéité, car il ne peut pas être spontané qu'ils aient fabriqué des T-shirts. D'accord. C'était un groupe qui se connaissait depuis, vous savez, parfois des décennies. Ils se sont réunis et ils se sont dit : non, nous savons que les médias vont mentir à ce sujet. Donc, nous allons rendre cela impossible. Ils vont dire que nous sommes des antisémites, ici pour soutenir le Hamas. C'est écrit sur ma poitrine : Juifs pour un cessez-le-feu. D'accord ? Donc, cela semblait être un certain éloignement de l'élévation de la spontanéité en tant qu'idée en soi.
Et puis, l'autre aspect de cela est, je pense, davantage une conséquence du cas particulier. Le contenu particulier du mouvement, parce que, vous savez, souvent dans les années 2010, on disait, souvent cette phrase était répétée comme si c'était un phénomène postmoderne vraiment cool que les manifestations avaient un « signifiant flottant ». Ce qui signifiait qu'elles pouvaient parler de tout et de rien, et d'un matin à l'autre, elles pouvaient être à propos de ceci ou de cela. Il semblait que beaucoup de gens, au cours des six derniers mois, ont été très intentionnels en disant : « Non, nous voulons mettre fin au massacre des Palestiniens maintenant ». On ne peut pas arriver en disant que cela concerne la légalisation du cannabis, n'est-ce pas ?
Mais encore une fois, c'est simplifié avec un mouvement anti-guerre. Parce que lorsque votre gouvernement aide un autre gouvernement à commettre des crimes contre l'humanité, c'est très simple. C'est très facile, vous savez, de parler de « discipline de message ». C'est très facile de se rassembler et de dire que nous voulons que vous arrêtiez cela. D'accord ? Alors qu'en juin 2013 au Brésil, c'était plutôt : pourquoi cela se produit-il maintenant ? Chacun peut avoir ses propres plaintes sur la société ; alors qu'avec un mouvement anti-guerre, la forme de la manifestation est très bien adaptée parce qu'il est assez clair que si vous protestez contre la guerre du Vietnam, le message est « arrêtez la guerre du Vietnam ». Si vous protestez pour Gaza, le message est « arrêtez d'aider Israël à massacrer les Palestiniens », n'est-ce pas ? Donc, dans ces deux sens, je pensais que c'était d'une certaine manière un peu « post-2010 ».
Mais ensuite, la répression à Columbia, la répression du NYPD à Columbia a reproduit de nombreux éléments qui rappellent pour la première fois le phénomène de mon livre. De quels éléments s'agit-il ? Il y a la répression d'une démographie vulnérable au sein de la population, ce qui choque la population et entraîne un déferlement de manifestations de solidarité, n'est-ce pas ? Ainsi, la répression du NYPD entraîne la diffusion et la reproduction de la tactique d'encampement en raison de cette répression, à cause du choc causé par l'intervention du NYPD – je pense que tout le monde s'accorde à dire que c'était largement inutile – sur des étudiants qui essaient simplement d'empêcher que de horribles crimes de guerre ne soient commis.
Ensuite, vous assistez à nouveau à une tentative, une tentative très active, de cibler des éléments peu sympathiques au sein du mouvement de protestation et de les utiliser pour imposer une représentation au groupe plus large. Par exemple, vous avez immédiatement vu des entrepreneurs médiatiques de droite apparaître et essayer de trouver la personne la plus folle à Manhattan. Et en disant, oh regardez, j'ai trouvé ce gars, c'est de cela dont les manifestations parlent. Et encore une fois, la réponse à cela semble être très post-2010.
Il y a un article dans l'Atlantic. Je ne sais pas si vous avez vu cet article dans l'Atlantic, où il semble que des journalistes de l'Atlantic se soient rendus au campement de Columbia et aient voulu parler à tout le monde. Et tous ceux qu'il a rencontrés dans le campement ont dit : « Nous avons nommé une personne de liaison avec les médias. La personne avec qui nous aimerions que vous parliez aujourd'hui est cette femme. » Il était vraiment frustré par cela, car je pense que les étudiants de Columbia en sont arrivés à la conclusion, peut-être à juste titre, qu'il était là pour trouver quelqu'un qui dirait quelque chose de stupide, tandis qu'ils avaient décidé à l'avance, et c'est l'une des leçons qui ressortent du livre, qu'un mouvement qui ne peut pas parler pour lui-même perdra sa voix. Ils ont élaboré le plan selon lequel non, cette femme est celle qui parlera avec la presse aujourd'hui. C'est la personne qui est la meilleure pour cela, c'est celle sur laquelle nous nous sommes mis d'accord pour ce rôle.
Et pour certains des partisans les plus extrêmes de la version la plus prononcée de l'horizontalisme des années 2010, cela aurait été perçu comme de la verticalité. Parce que, oh, cette personne parle pour tout le monde, et chacun est censé faire tout et ainsi de suite. Ainsi, les dernières semaines ont commencé à reproduire certains des phénomènes des années 2010 de manière à générer à la fois des opportunités et des défis.
D
Tu as mentionné Burnout de [Hannah Proctor’s] plus tôt ; il y a aussi Exhausted of the Earth qui circule, dont je suis sûr que tu as entendu parler ou que tu as lu. Et je t'ai entendu dans une autre interview parler des entretiens qui étaient trop sombres pour figurer dans le livre. Je suis intrigué par les notes que tu ne joues pas dans le livre aussi. Par exemple, le burn-out ne ressort pas trop fortement comme un thème – il y a quelques références habiles – mais cet angle de la charge émotionnelle, est-ce quelque chose que tu rencontrais souvent ?
V
Il y a quelques éléments que j'ai abordés, mais que je ne mets pas vraiment en pleine face du lecteur. L'un d'eux est la profondeur de la dépression dans laquelle certains des interviewés tombent. Je pense qu'il suffit de dire que cela se produit sans vraiment faire du livre une enquête sur ces états émotionnels, ce qu'ils signifient, ce qu'ils ressentent, à quoi ils ressemblent – c'est un autre sujet qui mérite un autre grand livre, et beaucoup d'autres grands livres. Ce n'était tout simplement pas ce que j'essayais de transmettre. Mais non seulement ce n'était pas le sujet principal du livre, je pensais que certaines de ces choses étaient en réalité bien trop horribles en personne. Même si cela faisait partie de l'intervieuw. J'ai en quelque sorte décidé, oui, on ne veut pas vraiment que cela soit diffusé.
Et puis, une autre chose qui n'a été que suggérée, que je ne voulais pas imposer au lecteur, c'est à quel point, en fait, certains des interviewés rejettent l'horizontalité avec colère et même parfois de manière violente. Souvent, comme je l'ai mentionné, le simple mot provoquera un éclat de colère ou un regard de profonde préoccupation sur les visages de certains des interviewés. Encore une fois, c'est quelque chose sur lequel je ne me suis pas appuyé, cela ne semble pas être une représentation productive. Je n'ai pas choisi les transformations idéologiques les plus sensationnelles. J'ai choisi celles qui étaient les plus représentatives du plus grand nombre d'entretiens, et je les ai présentées de manière sobre et, je pense, d'une manière que les gens pourraient vraiment soutenir par la suite, plutôt que comme de simples éclairs de colère.
D
Je suppose que la raison pour laquelle je demande cela, c'est qu'alors que tu dis, et je pense que tu as raison en ce qui concerne l'écriture d'un livre qui soit lisible et qui ait une thèse particulière, oui, le côté émotionnel n'est pas le point principal. Mais néanmoins, je pense qu'il y a un chevauchement intrigant où ce type de compréhension intellectuelle implique toujours, nécessairement, un grand composant émotionnel, que ce soit négatif, ou espérons-le – je veux dire, j'espère qu'il y a quelques entretiens positifs avec des personnes qui se disent, oui, je me suis senti valorisé ou je ne sais pas, des gens qui repensent à ces moments avec une certaine tendresse. Je veux dire, as-tu aussi cet aspect ?
V
Oh, oui, oui. C'est dans le livre, que certaines personnes disent encore que c'est le meilleur jour de leur vie. Même si je sais comment cela a fini et à quel point les conséquences à long terme ont été horribles. J'ai eu un aperçu de quelque chose ce jour-là qui m'a fait me sentir plus vivant que jamais dans toute mon existence, et je vais le revivre pour le reste de ma vie en essayant de comprendre ce que cela signifie. Donc absolument. Cette tension entre la puissance de l'expérience et le travail intellectuel et cognitif très difficile pour lui donner du sens est quelque chose que j'ai rencontrée. Oui, à travers le monde.
D
Comme dernière question : comment te sens-tu personnellement par rapport à l'avenir et à l'état du monde ? Pas nécessairement dans cet ordre.
V
Euh…
Encore une fois, nous revenons à cette phrase, « Que cela nous plaise ou non ». Il y a des choses qui existent, que cela nous plaise ou non – et c'est un peu la pratique originelle du matérialisme historique, n'est-ce pas ? Ce n'est pas de se demander « Quel monde souhaiterais-je ? » C'est plutôt de se demander : eh bien, que sommes-nous et comment agissons-nous pour le rendre aussi bon que possible compte tenu des opportunités ; et que cela nous plaise ou non, nous faisons face à un ensemble de dangers très sérieux. Et peut-être quelques opportunités. Peu importe si je souhaite que ce soit différent – ce qui compte, c'est comment nous analysons très sérieusement quelles opportunités et dangers l'état actuel des choses offre.
Les choses sont bien pires que ce que je pensais en 2011. Devrais-je, entre guillemets, abandonner tout espoir ? Espoir de quoi ? Espoir de ce que je pensais être possible il y a 15 ans ? Ça n'a pas d'importance parce que nous allons tous vivre ensemble sur cette planète, que cela nous plaise ou non. Nous allons interagir avec le système économique et politique mondial qui existe, que cela nous plaise ou non. L'essentiel est de voir comment nous pouvons mieux vivre ensemble et comment agir au mieux sur ces systèmes pour les rendre aussi bons que possible compte tenu des contradictions et des opportunités qui leur sont inhérentes.
C'est facile à dire pour moi aussi – je sais qu'en termes mondiaux, je mène une vie incroyablement privilégiée. Mais c'est quand même ma réponse. Je ne cède pas au désespoir face à l'état du monde parce que, comme l'état du monde, c'est l'état du monde, et c'est ce avec quoi nous devons composer.
D
Merci - bonne chance pour vos futurs travaux.
V
Merci beaucoup. Merci encore pour votre intérêt.